Les marchés financiers ne sont pas remis en cause
La crise financiĂšre qui a secouĂ© lâĂ©conomie mondiale en 2007 et 2008 nâa pas abouti Ă la remise en question des schĂ©mas de pensĂ©e qui prĂ©valent depuis plus de trois dĂ©cennies, pas plus quâelle nâa affaibli le pouvoir de la finance. En Europe, les Ătats persistent Ă appliquer des programmes « dâajustements structurels » dont le seul effet est, in fine, dâavoir des rĂ©percussions nĂ©gatives sur lâĂ©conomie domestique et de creuser les inĂ©galitĂ©s sociales. LâidĂ©e quâil importe de dĂ©velopper les marchĂ©s financiers pour garantir une « allocation efficace du capital » perdure au sein mĂȘme des instances Ă©conomiques europĂ©ennes, quand bien mĂȘme leur effet nĂ©gatif sur lâactivitĂ© Ă©conomique a Ă©tĂ© maintes fois dĂ©montrĂ©. On en veut pour preuve les nouvelles rĂ©gulations financiĂšres qui visent Ă garantir lâintĂ©gritĂ© et la prĂ©pondĂ©rance des marchĂ©s financiers, alors que la crise Ă©conomique a mis en Ă©vidence leur instabilitĂ© et leur fragilitĂ©. DĂšs lors, pour les dĂ©fenseurs de la thĂ©orie de lâefficience des marchĂ©s, tout bouleÂverseÂment ou crise ne peut ĂȘtre imputable quâĂ la malhonnĂȘtetĂ© de certains acteurs financiers isolĂ©s.
« Sous la pression des marchĂ©s financiers, la rĂ©gulation dâensemble du capitalisme sâest transformĂ©e en profondeur, donnant naissance Ă une forme inĂ©dite de capitalisme que certains ont nommĂ©e « capitalisme patrimonial », « capitalisme financier » ou encore « capitalisme nĂ©olibĂ©ral ». »
Afin dâendiguer les consĂ©quences nĂ©gatives des marchĂ©s financiers sur lâĂ©conomie, il apparaĂźt nĂ©cessaire dâenvisager la mise en place dâun cadre rĂšglementaire pour sĂ©parer les activitĂ©s des acteurs financiers, rĂ©duire la spĂ©culation et plafonner les commissions des traders.
Les marchés financiers sont-ils efficients ?
LâhypothĂšse de lâefficience des marchĂ©s financiers transpose de maniĂšre erronĂ©e le mĂ©canisme des marchĂ©s de biens ordinaires aux marchĂ©s financiers. En effet, lorsque le prix dâun bien augmente, les producteurs augmentent leur offre alors que la demande baisse, ce qui a pour effet dâentraĂźner une baisse des prix et, Ă terme, de retrouver un niveau dâĂ©quilibre. Au contraire, sur un marchĂ© financier, quand le prix augmente, la demande suit le mouvement car cette hausse de prix est synonyme de rendement accru. Ceci a pour effet dâalimenter les bulles spĂ©culatives entraĂźnant une forte progression des prix sans corrĂ©lation rĂ©elle avec la valeur sous-jaÂcente.
« La crise est interprĂ©tĂ©e non pas comme un rĂ©sultat inĂ©vitable de lâinstabilitĂ© propre aux marchĂ©s financiers dĂ©rĂ©gulĂ©s, mais comme lâeffet de la malhonnĂȘtetĂ© et de lâirÂreÂsponÂsÂabilitĂ© de certains acteurs financiers mal encadrĂ©s par les pouvoirs publics. »
Pour rĂ©duire cette spĂ©culation dĂ©staÂbilÂisatrice, des contrĂŽles stricts sur les mouvements de capitaux ainsi que lâimposition de taxes sur les transÂacÂtions financiĂšres doivent ĂȘtre envisagĂ©s.
Les marchés financiers sont-ils favorables à la croissance économique ?
La finance de marchĂ©, qui sâest proÂgresÂsiveÂment substituĂ©e au financement bancaire des inÂvestisseÂments, a eu un impact nĂ©gatif sur lâactivitĂ© Ă©conomique. En effet, en exigeant un rendement de 15 Ă 25 %, les marchĂ©s financiers limitent ainsi lâinÂvestisseÂment aux seuls projets dont la rentabilitĂ© est jugĂ©e suffÂisamÂment acceptable, ce qui ralentit la croissance Ă©conomique. Dans le mĂȘme temps, la valeur acÂtionÂnarÂiÂale sâest imposĂ©e comme concept dominant dans les relations entre la finance et les entreprises, en poussant les dirigeants des entreprises cotĂ©es en Bourse Ă considĂ©rer lâenÂrichisseÂment de leurs acÂtionÂnaires comme Ă©tant « leur mission premiĂšre » et en entraĂźnant des exigences de rentabilitĂ© inÂsoutenÂables. Cette course au profit gĂ©nĂšre non seulement de faibles taux dâinÂvestisseÂment mais maintient une pression Ă la baisse sur les salaires et donc sur le pouvoir dâachat.
« La place prĂ©pondĂ©rante occupĂ©e par les marchĂ©s financiers ne peut donc conduire Ă une quelconque efficacitĂ©. Plus mĂȘme, elle est une source permanente dâinstabilitĂ©, comme le montre clairement la sĂ©rie inÂinÂterÂrompue de bulles que nous avons connue depuis 20 ans. »
Pour pallier lâimpact nĂ©gatif des marchĂ©s financiers sur la croissance Ă©conomique, il semble justifiĂ© de proposer des solutions alÂterÂnaÂtives de financement aux entreprises afin de limiter leur dĂ©pendance envers les marchĂ©s, dâaugmenter lâimposition sur les trĂšs hauts revenus pour freiner les exigences irÂraÂtionnelles de rendement tout en sâassurant que lâintĂ©rĂȘt de toutes les parties prenantes au sein des entreprises soit pris en considĂ©ration.
SolvabilitĂ© des Ătats et marchĂ©s financiers
Les opĂ©rateurs de marchĂ© Ă©valueraient le risque de souscripÂtion Ă un emprunt dâĂtat en fonction de la situation objective des finances de cet Ătat, selon les partisans de lâefficience des marchĂ©s financiers. Or, ces Ă©valuations peuvent parfois produire des prix dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ© Ă©conomique. En outre, Ă©valuer la valeur dâun titre financier, par essence un droit sur des revenus futurs, suppose des prĂ©visions sur ce futur qui sont largement le fruit dâun jugement ou une estimation. Ainsi, les agences de notation financiĂšre chargĂ©es dâĂ©valuer le risque de solvabilitĂ© des emprunteurs publics attribuent des notes reposant en partie sur des Ă©lĂ©ments subjectifs, voire avec des visĂ©es spĂ©culatives.
« Avec la montĂ©e en puissance de la valeur acÂtionÂnarÂiÂale, sâest imposĂ©e une conception nouvelle de lâentreprise et de sa gestion, pensĂ©es comme Ă©tant au service exclusif de lâactionnaire. »
Afin de limiter le pouvoir arbitraire des agences de notation, il serait pertinent dâassurer lâindĂ©pendance financiĂšre des Ătats en assurant un rachat de leurs titres obligÂataires par la BCE. Par ailleurs, une rĂ©gleÂmenÂtaÂtion plus stricte devrait garantir la transÂparence et lâindĂ©pendance des mĂ©thodes de calcul des agences.
Déficit public et croissance économique
Il est erronĂ© de croire que la dette publique est le fait de « dĂ©penses sociales inconsidĂ©rĂ©es ». Ă la faible croissance Ă©conomique engendrĂ©e par la crise bancaire et financiĂšre sâest ajoutĂ©e une contre-rĂ©volution fiscale qui a entraĂźnĂ© une baisse importante des recettes de lâĂtat. De mĂȘme, croire que les dĂ©penses publiques ralenÂtisÂsent le taux de croissance de lâĂ©conomie est une erreur, car ce sont justement les inÂvestisseÂments et les dĂ©penses publiques dans le domaine de lâĂ©ducation, de la santĂ©, de la recherche et des inÂfraÂstrucÂtures qui bĂ©nĂ©ficient Ă la croissance Ă©conomique.
« Un titre financier est un droit sur des revenus futurs : pour lâĂ©valuer il faut prĂ©voir ce que sera ce futur. »
Pour maintenir le taux de croissance de lâĂ©conomie, il est impĂ©ratif de prĂ©server le niveau des prestations sociales et de renforcer les dĂ©penses publiques au niveau de la recherche, de lâĂ©ducation, etc. Il faut Ă©galement prĂ©coniser une plus grande transÂparence en matiĂšre de dette publique notamment en dĂ©terminant, par le biais dâun audit national, lâorigine de cette dette et lâidentitĂ© des dĂ©tenteurs de titres.
Augmenter les impĂŽts pour stimuler la croissance
Depuis le dĂ©but des annĂ©es 80, les Ătats europĂ©ens se sont lancĂ©s dans une politique de rĂ©ductions dâimpĂŽts, voire pour certains dâentre eux, de dumping fiscal, avec pour objectif de stimuler la croissance Ă©conomique et dâattirer les inÂvestisÂseurs. Ces rĂ©formes fiscales ont augmentĂ© le dĂ©ficit public et nâont, en rĂ©alitĂ©, fait que creuser les disparitĂ©s sociales, les adÂminÂisÂtraÂtions publiques sâĂ©tant endettĂ©es auprĂšs des couches privilĂ©giĂ©es et des marchĂ©s financiers pour financer ce dĂ©ficit. ParaÂdoxaleÂment, ces baisses dâimpĂŽts ont ainsi créé « un mĂ©canisme de reÂdisÂtriÂbÂuÂtion Ă rebours ».
« Faute dâharÂmonÂiÂsaÂtion fiscale, les Ătats europĂ©ens se sont livrĂ©s Ă la concurrence fiscale, baissant les impĂŽts sur les sociĂ©tĂ©s, les hauts revenus et les patrimoines. »
Afin de rééquilibrer les finances publiques, il convient de repenser de maniĂšre plus Ă©quitable la reÂdisÂtriÂbÂuÂtion de la fiscalitĂ© directe, notamment en supprimant les niches et les exonĂ©rations fiscales consenties aux entreprises sans retombĂ©es positives sur lâemploi, ainsi quâen augmentant les taux dâimpĂŽt sur le revenu.
LâEurope et le modĂšle social europĂ©en
LâEurope dâaujourdâhui balance entre deux modĂšles radÂiÂcaleÂment diffĂ©rents. Dâun cĂŽtĂ©, une Europe prĂŽnant un modĂšle dĂ©fendant sa protection sociale et son service public et de lâautre, une Europe libĂ©rale soumise aux exigences de la monÂdiÂalÂiÂsaÂtion et de la concurrence Ă outrance, quâelle soit sociale ou fiscale, et ce, au mĂ©pris des spĂ©cificitĂ©s Ă©conomiques de chaque Ătat membre. En outre, en autorisant la libre circulation des capitaux extra-europĂ©ens sur son marchĂ© intĂ©rieur, lâEurope a soumis celui-ci aux contraintes de rendement des capitaux inÂterÂnaÂtionaux.
« Une rĂ©duction simultanĂ©e et massive des dĂ©penses publiques de lâensemble des pays de lâUnion ne peut avoir pour effet quâune rĂ©cession aggravĂ©e et donc un nouvel alourÂdisseÂment de la dette publique. »
Pour que le modĂšle social europĂ©en puisse vĂ©ritablement retrouver sa lĂ©gitimitĂ©, lâEurope se doit de renĂ©gocier sa politique de libre circulation des capitaux et des marchanÂdises avec le reste du monde tout en implĂ©mentant au sein de ses Ătats membres des politiques communes conÂtraigÂnantes afin de favoriser le progrĂšs social.
« LâEuro, bouclier contre la crise », mythe ou rĂ©alitĂ© ?
Force est de constater que lâeuro nâa pas assurĂ© la stabilitĂ© monĂ©taire ni constituĂ© le rempart escomptĂ© contre la crise financiĂšre. La structure mĂȘme de lâunion monĂ©taire nâa fait quâamplifier les consĂ©quences de la crise Ă©conomique. En effet, les politiques macroĂ©conomiques, dictĂ©es par la stratĂ©gie Ă©conomique globale de la zone euro, sont appliquĂ©es sans tenir compte des spĂ©cificitĂ©s propres Ă chaque Ătat membre, entraĂźnant ainsi une disparitĂ© des croissances. Si pour certains Ătats membres, lâeuro nâa pas tenu ses promesses de croissance, pour dâautres au contraire, la croissance sâest affirmĂ©e mais au prix dâajustements et dâaustĂ©ritĂ©s salariales qui nâont fait que creuser dâavantage les inĂ©galitĂ©s sociales intereuropĂ©ennes et nationales.
« La dette publique est bien un mĂ©canisme de transfert de richesses, mais câest surtout des conÂtribuables ordinaires vers les rentiers. »
LâAllemagne en est lâexemple le plus frappant, avec la mise en place dâun modĂšle Ă©conomique promouvant la dĂ©gradation de la protection sociale. Par ailleurs, le dĂ©sĂ©quilibre accru au sein de la zone euro entre les Ătats du Nord (qui ont diminuĂ© le coĂ»t du travail et accumulĂ© les excĂ©dents extĂ©rieurs) et les Ătats du Sud (qui ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune forte croissance grĂące Ă de faibles taux dâintĂ©rĂȘt mais en accumulant les dĂ©ficits extĂ©rieurs), ainsi que lâabsence de coÂorÂdiÂnaÂtion commune en matiĂšre de politique budgĂ©taire nâont fait quâaccentuer les effets pervers de la crise Ă©conomique au sein de la zone euro.
« LâEurope sociale est restĂ©e un vain mot, seule lâEurope de la concurrence et de la finance sâest rĂ©ellement affirmĂ©e. »
Pour que lâeuro puisse vĂ©ritablement servir de « bouclier » en cas de crise Ă©conomique, il apparaĂźt donc nĂ©cessaire de coordonner les politiques macroĂ©conomiques au sein de la zone euro, de rĂ©duire les dĂ©sĂ©quilibres commerciaux et de crĂ©er une Banque de rĂšglements qui rĂ©girait les prĂȘts entre Ătats europĂ©ens.
Développer une véritable solidarité européenne pour sortir de la crise
La crise Ă©conomique ayant mis en Ă©vidence les failles strucÂturelles de la zone euro, et notamment la dĂ©pendance financiĂšre des Ătats envers les marchĂ©s en lâabsence de possibilitĂ© de financement via les banques centrales, les spĂ©culateurs se sont attaquĂ©s aux dettes des pays les plus fragiles tels que la GrĂšce, lâEspagne et lâIrlande.
« Lâeuro aurait dĂ» ĂȘtre un facteur de protection contre la crise financiĂšre mondiale. AprĂšs tout, la suppression de toute incertitude sur les taux de change entre monnaies europĂ©ennes a Ă©liminĂ© un facteur majeur dâinstabilitĂ©. »
Pour soutenir ces pays et endiguer la fiĂšvre spĂ©culative, les instances europĂ©ennes ont créé un Fonds de staÂbilÂiÂsaÂtion en imposant Ă ses bĂ©nĂ©ficiaires des engagements rigoureux en matiĂšre de politique budgĂ©taire. CâĂ©tait lâopportunitĂ© tant attendue pour les adeptes du nĂ©olibĂ©ralisme de monter au crĂ©neau et de fustiger la politique de protection sociale, coupable selon eux de favoriser la crise. Leur leitmotiv : des politiques budgĂ©taires reÂstricÂtives et des mesures dâaustĂ©ritĂ© sans prĂ©cĂ©dent sont la seule voie pour sortir de lâimpasse.
« La crise offre aux Ă©lites financiĂšres et aux techÂnocraties europĂ©ennes la tentation de mettre en Ćuvre la « stratĂ©gie du choc », en profitant de la crise pour radicaliser lâagenda nĂ©olibĂ©ral. »
La rĂ©alitĂ© est que de telles mesures nâauraient pour effet que de peser lourdement sur la croissance des pays de la zone euro, dâaccroĂźtre les inĂ©galitĂ©s et de comÂproÂmetÂtre lâĂ©quilibre social, alors lâEurope devrait sâengager dans une politique dâinÂvestisseÂments dans les secteurs dâavenir, tels que lâĂ©cologie, porteurs dâemplois et de croissance.
Une rĂ©flexion sur lâopportunitĂ© de dĂ©velopper une fiscalitĂ© et un budget europĂ©ens communs dans un but de convergence Ă©conomique et fiscale, assortis dâun plan europĂ©en de souscripÂtion auprĂšs du public ou de crĂ©ation monĂ©taire de la BCE, poserait les jalons dâune solidaritĂ© Ă©conomique Ă lâĂ©chelle de lâUE.