Le problĂšme du capitalisme
Le capitalisme comporte de nombreux avantages, et tout autant de limites et de carences. En effet, il nâest pas dotĂ© dâune conscience sociale ou de fondements Ă©thiques. Selon la philosophie de la « reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale des entreprises » (RSE), les entreprises doivent viser un objectif de « performance triple » aux niveaux financier, social et enÂviÂronÂnemenÂtal. Pourtant, le systĂšme capitaliste leur interdit formelleÂment de privilĂ©gier la reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale. Pour les entreprises traÂdiÂtionÂnelles, la reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale est finalement synonyme dâirÂreÂsponÂsÂabilitĂ© financiĂšre.
« Dans leur forme actuelle, les marchĂ©s libres ne sont pas conçus pour rĂ©soudre les problĂšmes sociaux. Ă lâopposĂ©, leur foncÂtionÂnement pourrait exacerber la pauvretĂ©, la maladie, la pollution, le crime et les inĂ©galitĂ©s. »
Un capitalisme sans entraves permet au riche de sâenrichir, au pauvre de sâappauvrir, au fort de diriger et de marÂginÂaliser le faible. Les mĂ©canismes actuels suivants visant Ă limiter et Ă contrĂŽler le capitalisme au profit du pauvre se sont rĂ©vĂ©lĂ©s inappropriĂ©s :
- Les gouÂverneÂments : Bien entendu, les gouÂverneÂments peuvent apporter leur conÂtriÂbuÂtion. Certaines nations dĂ©veloppĂ©es disposent de systĂšmes dĂ©mocratiques et de rĂšgleÂmenÂtaÂtions sophistiquĂ©es leur permettant de se prĂ©munir contre la pollution, la fraude, les produits dangereux et autres maux sociaux. Ces pays disposent dâinÂfraÂstrucÂtures bien dĂ©veloppĂ©es permettant lâĂ©change dâinÂforÂmaÂtions et de capital, et obligeant Ă une pratique de commerce Ă©quitable. Pourtant, la fraude et lâexÂploitaÂtion surviennent parfois, mĂȘme dans les pays dĂ©veloppĂ©s. Elles reprĂ©sentent un problĂšme encore plus important pour le monde en dĂ©veloppement, et les dĂ©fis auxquels doivent faire face les gouÂverneÂments de ces pays sont considĂ©rables.
- Les organismes Ă but non lucratif : Les organismes Ă but non lucratif canalisent la gĂ©nĂ©rositĂ© des riches de ce monde et bien quâils acÂcomÂplisÂsent des actions non nĂ©gligeables, la charitĂ© a toutefois ses limites : bien souvent, les flux de fonds sâinÂterÂrompent dans les pĂ©riodes difficiles, prĂ©cisĂ©ment au moment oĂč les pauvres en ont le plus besoin.
- Le multilatĂ©ralisme : Les inÂstiÂtuÂtions et agences multilatĂ©rales, telles que les banques de dĂ©veloppement rĂ©gional, la Banque Mondiale et la SociĂ©tĂ© financiĂšre inÂterÂnaÂtionale, disposent de mandats pour Ă©radiquer la pauvretĂ© et participer au dĂ©veloppement Ă©conomique. Toutefois, elles combinent Ă la fois les dĂ©savantages des gouÂverneÂments et ceux des organismes Ă but non lucratif. En effet, elles sont aussi buÂreauÂcraÂtiques et intĂ©ressĂ©es que les gouÂverneÂments, et aussi peu financĂ©es et inÂconÂsisÂtantes que les organismes Ă but non lucratif.
- ReÂsponÂsÂabilitĂ© sociale des entreprises : La reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale des entreprises revĂȘt deux formes. Dans la premiĂšre, il est dit quâil ne faut « nuire ni aux individus, ni Ă la planĂšte (sauf si câest au dĂ©triment du profit) ». Dans la seconde, il est dit quâil « faut agir pour le bien des individus et de la planĂšte (du moment quâon peut le faire sans renoncer au profit) ». Ces deux formes de reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale ont certes des intentions louables, mais au bout du compte, les entreprises doivent rĂ©pondre aux exigences des inÂvestisÂseurs. Le capitalisme est inÂtranÂsigeant avec les entreprises qui placent les inÂvestisÂseurs en seconde ou en troisiĂšme position. Ainsi, la performance double ou triple de la reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale des entreprises prĂȘte Ă confusion. Une seule performance, la rĂ©munĂ©ration des inÂvestisÂseurs, sâimpose toujours en fin de compte.
Entreprise sociale
Une entreprise sociale nâest ni un gouÂverneÂment, ni une Ćuvre de biÂenÂfaiÂsance, ni une institution multilatĂ©rale. En fait, les entreprises sociales sont semblables Ă des organismes Ă but lucratif du point de vue de leur orÂganÂiÂsaÂtion. Elles ont des employĂ©s et produisent ou vendent des produits et des services. Cependant, le but commercial sous-jacent nâest pas de rĂ©aliser des profits, mais de fournir un bĂ©nĂ©fice social. Les entreprises sociales ne vendent pas leurs produits ou services Ă perte. Câest la principale diffĂ©rence entre les entreprises sociales et les organismes Ă but non lucratif. Les entreprises sociales gĂ©nĂšrent de lâargent. NĂ©anmoins, leurs bĂ©nĂ©fices ne sont pas destinĂ©s aux inÂvestisÂseurs et sont rĂ©investis dans le dĂ©veloppement, afin quâils bĂ©nĂ©ficient Ă davantage dâindividus. Les entreprises sociales, comme toute autre entreprise, ont leurs propres inÂvestisÂseurs, mais ceux-ci ne sâattendent pas Ă une rĂ©munĂ©ration importante en retour. En effet, les entreprises sociales promettent seulement aux inÂvestisÂseurs quâils rĂ©cupĂšreront leur capital de dĂ©part. Il existe deux sortes dâentreprises sociales :
- Les entreprises qui favorisent les avantages sociaux par rapport au profit : Les inÂvestisÂseurs de ces entreprises sont dĂ©sireux dâapporter une aide Ă la sociĂ©tĂ© plutĂŽt que de recevoir le rendement le plus Ă©levĂ© sur le capital investi.
- Les entreprises qui cherchent Ă optimiser leur bĂ©nĂ©fice, mais dont les propriĂ©taires sont pauvres : Le bĂ©nĂ©fice social fourni par ces entreprises est de reverser leurs profits aux pauvres pour quâils puissent sortir de la pauvretĂ©.
« La thĂ©orie du libre marchĂ© souffre dâune âdĂ©faillance de conÂcepÂtuÂalÂiÂsaÂtionâ, dâune incapacitĂ© Ă saisir lâessence mĂȘme de lâhumain. »
Parmi les inÂvestisÂseurs finançant des entreprises sociales, on trouve des fondations, des inÂstiÂtuÂtions multilatĂ©rales, des gouÂverneÂments et mĂȘme des entreprises Ă but lucratif dont la prioritĂ© est dâamĂ©liorer la sociĂ©tĂ©. Le groupe français Danone a, par exemple, participĂ© Ă la mise en place dâune entreprise sociale au Bangladesh.
« Afin dâattirer les inÂvestisÂseurs, je propose de crĂ©er une bourse spĂ©cialisĂ©e qui pourrait porter le nom de bourse sociale. Seules les soÂcial-busiÂness pourraient y ĂȘtre cotĂ©es. »
Les entreprises sociales ont des antĂ©cĂ©dents historiques. Ă lâĂ©poque oĂč de nombreux propriĂ©taires de moulins mainÂteÂnaient les traÂvailleurs manuels dans une situation dâendettement auprĂšs des magasins de la compagnie, Robert Owen (1771-1858) a créé des magasins coopĂ©ratifs qui vendaient des produits Ă un prix lĂ©gĂšrement supĂ©rieur au coĂ»t de fabrication. Ces magasins furent les premiĂšres entreprises coopĂ©ratives du commerce de dĂ©tail. De nombreuses coopĂ©ratives de ce genre existent de nos jours.
La Grameen Bank
Au milieu des annĂ©es 1970, Muhammad Yunus, alors professeur dâĂ©conomie, a compris les raisons pour lesquelles les individus pauvres de son pays restaient pauvres, mĂȘme sâils traÂvailÂlaient dur : ils Ă©taient sous lâemprise dâusuriers. Lors dâune conÂverÂsaÂtion avec une villageoise qui fabriquait des tabourets en bambou, il a appris que les intĂ©rĂȘts appliquĂ©s aux petites sommes dâargent quâelle empruntait pour acheter du matĂ©riel pouvaient sâĂ©lever Ă 10 % par jour. En outre, lâusurier lui prĂȘtait de lâargent Ă la seule condition quâelle lui vende ses produits en exclusivitĂ©, produits dont il fixait lui-mĂȘme les prix. Yunus sâentretint avec dâautres vilÂlaÂgeoises et apprit que leur emprunt total ne dĂ©passait pas 856 takas (monnaie locale du Bangladesh) ou 27 dollars. Yunus remboursa les dettes contractĂ©es par les vilÂlaÂgeoises et mit en place un systĂšme leur permettant dâĂ©chapper Ă lâemprise des usuriers. Il dĂ©cida de crĂ©er une banque dâun nouveau genre au service des plus pauvres, mais pour cela, il devait rĂ©former la lĂ©gislation bancaire en vigueur au Bangladesh. Les pressions permanentes quâil exerça lui permirent de faire voter la loi nĂ©cessaire Ă la crĂ©ation de la Grameen Bank en 1983. La Grameen Bank accorde des prĂȘts aux plus pauvres des pauvres. Depuis sa crĂ©ation, elle a prĂȘtĂ© 6 milliards de dollars et a enregistrĂ© un taux de remÂbourseÂment de 98,6 %. La Grameen Bank est rentable, comme toute autre banque. De fait, elle nâa enregistrĂ© des pertes quâen 1983, 1991 et 1992, et a permis Ă prĂšs de deux tiers de ses clients de sortir de la pauvretĂ©. La Grameen Bank sâest Ă©galement engagĂ©e dans les domaines de lâĂ©nergie reÂnouÂveÂlable et de la santĂ©, et dans dâautres projets profitables pour la sociĂ©tĂ©.
Le Groupe Danone
LâidĂ©e de Grameen Danone a Ă©mergĂ© en 2005, lors dâune rĂ©union entre Yunus et Franck Riboud, prĂ©sident et PDG du Groupe Danone. Riboud a expliquĂ© Ă Yunus que, traÂdiÂtionÂnelleÂment, sa famille Ă©tait « socialement innovatrice et proÂgresÂsiste », et quâil souhaitait trouver un moyen dâaider les pauvres Ă se nourrir. Yunus proposa de crĂ©er une entreprise commune pour produire des yaourts fortifiĂ©s pour les enfants Ă un prix trĂšs accessible, permettant ainsi dâaider Ă rĂ©soudre le problĂšme de la malÂnuÂtriÂtion au Bangladesh. Le modĂšle choisi pour lâentreprise commune ressemble Ă celui dâune entreprise sociale, qui vend des produits, rĂ©investit les bĂ©nĂ©fices dans lâentreprise et ne verse aucuns dividendes aux inÂvestisÂseurs. Le Groupe Danone a dĂ» quelque peu revoir son approche habituelle. En principe, le groupe ne construit quâune seule grande usine pour distribuer ses produits sur un marchĂ© rĂ©gional. Cependant, Yunus conseilla Ă Riboud de crĂ©er des petites usines qui achĂšteraient leur lait auprĂšs de fermiers locaux, qui, pour la plupart, avaient obtenu leur premiĂšre vache grĂące Ă un emprunt contractĂ© auprĂšs de la Grameen Bank. Penser petit Ă©tait inĂ©dit pour les ingĂ©nieurs du dĂ©partement de conception inÂdusÂtrielle de la multiÂnaÂtionale. Ă leur grande surprise, ils purent sâapercevoir quâune petite usine pouvait fonctionner de maniĂšre aussi rentable quâune grande.
« Le meilleur moyen de lutter contre la pauvretĂ© est de permettre aux femmes pauvres dâacquĂ©rir dignitĂ© et indĂ©pendance. »
La rĂ©frigĂ©ration reprĂ©sentait un autre dĂ©fi. TraÂdiÂtionÂnelleÂment, Danone conservait ses yaourts rĂ©frigĂ©rĂ©s depuis la production jusquâau point de vente, mais la plupart des villageois qui achetaient et vendaient ces yaourts nâĂ©taient pas alimentĂ©s en Ă©lectricitĂ©. Ainsi, la disÂtriÂbÂuÂtion de la marchandise devait ĂȘtre rapide et les yaourts devaient ĂȘtre consommĂ©s dans les 48 heures aprĂšs leur production. Danone a ainsi dĂ©veloppĂ© un rĂ©seau de disÂtriÂbÂuÂtion en colÂlabÂoÂraÂtion avec des « dames de la Grameen », des vilÂlaÂgeoises qui avaient empruntĂ© Ă la Grameen Bank.
La fin de la pauvreté
La fin de la pauvretĂ© est Ă portĂ©e de main. Les pauvres ne sont pas pauvres Ă cause dâune faiblesse de caractĂšre ou par manque de volontĂ© face au labeur, mais parce que les inÂstiÂtuÂtions et les rĂ©gleÂmenÂtaÂtions favorables aux riches ne leur sont pas favorables. Au Bangladesh, les pauvres ne pouvant emprunter aux organismes bancaires traÂdiÂtionÂnels tombaient entre les mains dâusuriers dont ils devenaient les esclaves. Le capitalisme nâincite pas les entreprises Ă proposer leurs services aux pauvres, mais bien Ă les exploiter. Certains prĂ©jugĂ©s, telle que lâidĂ©e que les emprunteurs pauvres ne remÂboursÂeront pas leur prĂȘt, empĂȘchent souvent les hommes dâaffaires de remettre en question les mĂ©thodes conÂvenÂtionÂnelles. Les exemples de la Grameen Bank et de Grameen Danone prouvent que les structures et approches dâentreprises Ă but lucratif peuvent ĂȘtre appliquĂ©es au service dâobjectifs profitables Ă la sociĂ©tĂ©.
« Les AmĂ©ricains et les autre habitants des pays riches peuvent profiter aujourdâhui de leur mode de vie prodigue. Mais dans le long terme, quel sera le prix Ă payer en termes de deÂstrucÂtions Ă©cologiques et de conflits militaires pour maintenir indĂ©finiment leur niveau de vie ? »
La technologie de lâinformation, par exemple, peut devenir une vĂ©ritable force de dĂ©mocÂraÂtiÂsaÂtion et de libĂ©ration des pauvres. LâaccĂšs aux techÂnoloÂgies de lâinformation pourrait permettre aux fermiers de villages reculĂ©s de connaĂźtre le prix des marchanÂdises sur des marchĂ©s plus grands et de refuser ainsi le prix proposĂ© par lâacheteur local : ils obÂtiendraient alors le pouvoir de discuter les prix proposĂ©s et de nĂ©gocier. De nos jours, lâalphabĂ©tisation et la formation sont nĂ©cessaires pour utiliser les techÂnoloÂgies de lâinformation. Les entreprises sociales peuvent faire que ces idĂ©es ne soient plus un rĂȘve mais une rĂ©alitĂ©. Il est dans lâintĂ©rĂȘt du monde entier dâĂ©radiquer la pauvretĂ©. Une entreprise sociale qui met un point dâhonneur Ă fournir des bĂ©nĂ©fices sociaux peut participer au dĂ©veloppement sans nuire Ă lâenÂviÂronÂnement. Un jour viendra peut-ĂȘtre oĂč il nous faudra visiter des musĂ©es pour savoir ce quâest la pauvretĂ©.