Les grandes illusions
Les inÂvestisÂseurs et les chefs dâentreprises sont guidĂ©s par diverses illusions. Soumis Ă une pression considĂ©rable pour atteindre des rĂ©sultats financiers satÂisÂfaisants, ils sont friands dâhistoires simples et inÂstrucÂtives Ă propos de grands dirigeants qui auraient transformĂ© leur entreprise en machine bien rĂŽdĂ©e et source de profit. Une plĂ©thore dâouvrages, rĂ©digĂ©s par des consultants et des enseignants, relatent ces mythes que les cadres dâentreprise Ă©tudient et analysent, en espĂ©rant reproduire la rĂ©ussite des icĂŽnes de lâindustrie. Mais ils font fausse route. Ces rĂ©cits de rĂ©ussites comÂmerÂciales ne sont que des leurres. Pis encore, leurs exÂpliÂcaÂtions extrĂȘmement simplifiĂ©es incitent les cadres Ă penser quâun âsuper dirigeantâ ou quâun nouveau business plan peuvent rĂ©soudre facilement leurs problĂšmes. Pour sâaffranchir de ces fantasmes encombrants, les cadres doivent adopter un regard plus critique sur lâorigine de ces rĂ©cits et choisir avec davantage de disÂcerneÂment ce quâils considĂšrent comme rĂ©alisable. Ils doivent surmonter leur engagement Ă©motionnel et Ă©viter les solutions miracles. Un examen critique rĂ©vĂšle en effet que de nombreuses solutions dĂ©crites dans ces histoires dâentreprises reposent sur des illusions de rĂ©sultats et performance.
Illusion n° 1 : lâeffet de halo
Si vous avez dâune entreprise une impression globale positive, tout ce qui la concerne vous inspirera quelque chose de positif, que cela soit justifiĂ© ou non. Ă lâinverse, si vous en avez une mauvaise opinion, il sera plus facile de tout considĂ©rer dâun Ćil critique. On parle âdâeffet de haloâ et celui-ci sâapplique aussi bien aux entreprises quâaux personnes. Il trouve sa source dans la thĂ©orie de la dissonance cognitive, selon laquelle les individus souhaitent Ă tel point avoir une image cohĂ©sive du monde quâils ignorent les faits ou les impressions qui ne corÂreÂsponÂdent pas Ă leurs idĂ©es prĂ©conçues. Une fois que lâun des Ă©lĂ©ments dâune entreprise est jugĂ© positif, le besoin dâune vision du monde unifiĂ©e et globale pousse les individus Ă juger posÂiÂtiveÂment tout autre Ă©lĂ©ment, quâil soit liĂ© ou non. La mĂȘme rĂšgle sâapplique aux conclusions nĂ©gatives. Par exemple, les personnes Ă qui lâon a affirmĂ© que leur groupe de test avait rĂ©pondu corÂrecteÂment aux questions ont dĂ©clarĂ© que celui-ci Ă©tait uni et motivĂ©. Celles qui ont appris que leur groupe avait mal rĂ©pondu ont rĂ©torquĂ© quâil Ă©tait inefficace et dĂ©pourvu dâambition.
Illusion n° 2 : corrélation et causalité
Lâeffet de halo fausse la plupart des tentatives dâĂ©valuation des perÂforÂmances des cadres, parce quâil leur attribue Ă tort des caractĂ©ristiques qui sont censĂ©es stimuler la performance. Celles-ci ont peut-ĂȘtre un lien, ou non. Les qualitĂ©s dâun cadre dâentreprise conÂstituent-elles le rĂ©sultat ou la cause dâune performance ? De nombreuses Ă©tudes confondent corrĂ©lation et causalitĂ©, ou extrapolent des rĂ©sultats positifs Ă partir dâune faible corrĂ©lation. Pour expliquer une causalitĂ© ou isoler lâimpact dâune seule variable, vous devez comparer les donnĂ©es dans le temps. ParallĂšlement, afin dâisoler le pouvoir de lâeffet de halo, les analystes rĂ©alisent des expĂ©riences Ă lâaide de variables dĂ©pendantes et indĂ©pendantes pour quantifier la performance des entreprises. Ces expĂ©riences nĂ©cessitent des donnĂ©es financiĂšres pertinentes, ainsi que des donnĂ©es subjectives relatives au leadership des dirigeants, Ă la culture dâentreprise et aux stratĂ©gies utilisĂ©es. Certains chercheurs se sont appuyĂ©s sur des articles de revues spĂ©cialisĂ©es ou sur des Ă©tudes de cultures dâentreprise, mais ces derniers sont Ă©galement imprĂ©gnĂ©s de lâeffet de halo. La plupart des Ă©tudes sur le leadership, la clientĂšle ou la culture dâentreprise se fondent sur des obÂserÂvaÂtions perÂsonÂnelles, dont les rĂ©sultats sont faussĂ©s par cet effet de halo.
Illusion n° 3 : lâexplication unique
La performance dâune entreprise dĂ©coule de divers facteurs. Il est impossible de la mesurer avec prĂ©cision Ă lâaide dâun seul critĂšre. Plusieurs ouvrages et Ă©tudes ont tentĂ© de lier la performance Ă un changement unique et spĂ©cifique au niveau de la gestion des ressources humaines, de la reÂsponÂsÂabilitĂ© sociale de lâentreprise ou de son leadership. Ces Ă©tudes sont peu reprĂ©sentatives, car elles sâappuient sur une seule explication ou nâexpliquent pas la relation entre une variable isolĂ©e, tel que le leadership, et dâautres variables clĂ©s, telle que la gestion des ressources humaines.
Illusion n° 4 : tirer les conclusions qui sâimposent
Les chercheurs participent Ă cette illusion lorsquâils sâemploient Ă identifier des caractĂ©ristiques ou des traits communs aux plus grandes entreprises. Ils sâintĂ©ressent naÂturelleÂment aux meilleures entreprises quâils sĂ©lectionnent dans leur Ă©chanÂtilÂlonÂnage : il est alors impossible de comparer une entreprise mal gĂ©rĂ©e Ă lâĂ©chantillon. Le best-seller In Search of Excellence, de Tom Peters et Bob Waterman, commet cette erreur, outre le fait que les recherches associĂ©es prĂ©sentent des lacunes. Lâouvrage, qui Ă©tudie 43 entreprises et Ă©tablit la liste de 8 facteurs communs aux plus perÂforÂmantes, a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme le fruit de recherches rigoureuses. Cependant, en 2001, Peters a expliquĂ© que les auteurs avaient âtruquĂ©â leurs donnĂ©es et sĂ©lectionnĂ© de grandes entreprises avant de terminer leur recherche. Ils ont ainsi choisi leurs sujets sous lâinfluence de lâeffet de halo. En se contentant dâĂ©tudier des entreprises phares, ils ont biaisĂ© leur sĂ©lection dâĂ©chantillons. MalgrĂ© ses faiblesses, In Search of Excellence a Ă©tĂ© un succĂšs commercial pour trois raisons : il raconte une histoire que les gens voulaient entendre, il a Ă©tĂ© publiĂ© au moment oĂč les conÂstrucÂteurs automobiles japonais supÂplanÂtaient les entreprises amĂ©ricaines et il se concentre sur des facteurs simples tels que les clients, la planÂiÂfiÂcaÂtion et les ressources humaines. Il laisse toutefois une question en suspens : les facteurs identifiĂ©s par les auteurs âconÂtribuent-ilsâ Ă la performance ou sont-ils des Ă©lĂ©ments âissusâ de cette performance ?
« Lâune des principales raisons qui font que nous adorons les articles prĂ©sentĂ©s comme des histoires, câest quâils ne se contentent pas de rapporter des faits isolĂ©s, mais Ă©tablissent des liens de cause Ă effet, attribuant souvent Ă des individus le mĂ©rite de la rĂ©ussite ou la reÂsponÂsÂabilitĂ© de lâĂ©chec. »
Built to Last, un autre ouvrage commercial populaire Ă©crit par Jerry Porras et Jim Collins, prĂ©sente dâautres problĂšmes structurels, mĂȘme sâil compare des entreprises âviÂsionÂnairesâ Ă des entreprises moins perÂforÂmantes au sein dâun mĂȘme secteur. Pour Ă©tablir des comÂparaÂisons pertinentes, les auteurs ont effectuĂ© des recherches subjectives apÂproÂfondies et Ă©tudiĂ© des rĂ©cits provenant de mĂ©dias spĂ©cialisĂ©s. Ă lâinstar dâIn Search of Excellence, ce livre conclut que les meilleures entreprises tablent sur les ressources humaines, les valeurs, la culture dâentreprise, lâaction et la spĂ©cialisation. Ce constat soulĂšve une question cruciale : ces Ă©lĂ©ments conÂduisent-ils Ă une bonne performance ou en rĂ©sultent-ils ?
Illusion n° 5 : des méthodes de recherche rigoureuses
Des mĂ©thodes de recherche rigoureuses et qui sâappuient sur un Ă©chanÂtilÂlonÂnage important peuvent aboutir Ă de bons rĂ©sultats, Ă condition dâutiliser les bonnes techniques et des donnĂ©es de haute qualitĂ©. Built to Last utilise des mĂ©thodes de recherche rigoureuses et une importante quantitĂ© dâinÂforÂmaÂtions, mais ses rĂ©sultats sont fortement subjectifs, dans la mesure oĂč ses auteurs ont tirĂ© des conclusions biaisĂ©es par lâeffet de halo. La qualitĂ© de lâensemble de vos donnĂ©es est donc essentielle.
Illusion n° 6 : la réussite permanente
Certaines entreprises âviÂsionÂnairesâ citĂ©es dans Built to Last ont pĂ©riclitĂ© par la suite. 6 des 16 entreprises parmi plus perÂforÂmantes de 1991 Ă 2000 ont rĂ©alisĂ© des rĂ©sultats infĂ©rieurs au rendement S&P 500 au cours des 5 annĂ©es qui ont suivi la publication de lâouvrage. Les Ă©lĂ©ments qui, selon les auteurs, perÂmeÂtÂtaient aux entreprises de rĂ©ussir, nâĂ©taient sans doute finalement que des effets secondaires de leurs actions. On peut sâĂ©tonner que les entreprises citĂ©es dans Built to Last ne soient pas restĂ©es au sommet des marchĂ©s boursiers : en rĂ©alitĂ©, il est presque impossible dâafficher conÂtinÂuelleÂment des perÂforÂmances supĂ©rieures Ă celles du marchĂ©. Il en est dâautant plus difficile dâexpliquer les facteurs de rĂ©ussite de ces entreprises.
« Il est difficile de maintenir une performance trĂšs Ă©levĂ©e, et la raison en est simple. Dans un systĂšme de libertĂ© des marchĂ©s, les profits importants tendent Ă dĂ©cliner sous lâeffet de ce quâun Ă©conomiste appelait âles forces Ă©rosives de lâimitation, de la concurrence et de la dĂ©possessionâ. »
Une Ă©tude plus approfondie des donnĂ©es indique que leur performance nâĂ©tait ni linĂ©aire ni cohĂ©rente, mais erratique et en dĂ©clin. Au fil du temps, la performance se stabilise Ă cause des variables du marchĂ© (concurrence, imitation, reÂnouÂvelleÂment, etc.). La rĂ©ussite est, par essence, difficile Ă atteindre et Ă pĂ©renniser, et aucun programme prĂ©cis ne permet dâassurer un succĂšs permanent. La rĂ©ussite Ă long terme est constituĂ©e dâune succession de rĂ©ussites Ă court terme : penchez-vous plutĂŽt sur celles-ci.
Illusion n° 7 : la performance absolue
Dans une Ă©conomie conÂcurÂrenÂtielle, la performance ne peut ĂȘtre Ă©valuĂ©e isolĂ©ment. Vous devez comparer la performance de votre entreprise avec celle dâentreprises Ă©voluant au sein du mĂȘme secteur, lĂ oĂč sâexerce la concurrence. Une Ă©tude majeure a sĂ©vĂšrement critiquĂ© Kmart, en lui reprochant de nâavoir pu satisfaire Ă plusieurs critĂšres de performance. De 1994 Ă 2002, Kmart a pourtant amĂ©liorĂ© de maniĂšre sigÂniÂficaÂtive son chiffre dâaffaires, une mesure de lâefficacitĂ©. Cependant, mĂȘme ses gains les plus importants ont Ă©tĂ© minimes en comparaison de ceux de son concurrent, Wal-Mart. Dans la mesure oĂč la performance dâune entreprise est relative et non absolue, lâĂ©valuer hors de son contexte conÂcurÂrenÂtiel est dĂ©nuĂ© de sens.
Illusion n° 8 : la mauvaise compréhension
Dans De la performance Ă lâexcellence, Jim Collins Ă©crit que les cadres ayant un point de vue cohĂ©rent et poursuivant des objectifs de maniĂšre mĂ©thodique sont souvent plus efficaces que ceux qui suivent plusieurs stratĂ©gies. Selon Collins, une approche constante et cohĂ©rente permet de mieux rĂ©ussir. Par contraste, une Ă©tude approfondie a rĂ©vĂ©lĂ© que les individus ayant une perception du monde plus âflexibleâ et qui se fonde sur davantage dâinÂforÂmaÂtions font des prĂ©visions plus prĂ©cises que ceux qui ont des points de vue plus rigides. Pour Collins, les grandes entreprises devraient suivre une direction ferme et constante, quelles que soient les Ă©volutions rencontrĂ©es. La recherche soutient le contraire : les entreprises qui sâadaptent obtiennent de meilleurs rĂ©sultats. MĂȘme si les entreprises efficaces suivent des stratĂ©gies prĂ©cises, leur rĂ©ussite nâest donc en rien garantie.
Illusion n° 9 : la science exacte
En affaires, peu de choses sont certaines. La prĂ©cision de la science ne sâapplique pas au commerce. Les âlois de la natureâ uniÂverselles ne rĂ©gissent pas les entreprises et aucune formule ne permet de ârĂ©pliquerâ une bonne stratĂ©gie de gestion. Les reÂsponÂsÂables ne peuvent ni prĂ©voir, ni reproduire les Ă©tapes qui font la rĂ©ussite dâune entreprise, mĂȘme sâil serait apprĂ©ciable dâobtenir des rĂ©sultats garantis. Cette prĂ©visibilitĂ© nâarrive que dans les expĂ©riences sciÂenÂtifiques.
De grands espoirs
La popularitĂ© dâouvrages spĂ©cialisĂ©s tels que In Search of Excellence, Built to Last et De la performance Ă lâexcellence varie en fonction du talent narratif de leurs auteurs, et non de la fiabilitĂ© des recherches et des donnĂ©es. Ces best-sellÂers racontent les histoires captivantes de petites entreprises en difficultĂ© qui se sont transformĂ©es en gĂ©ants mondiaux. Les Ă©coles de commerce tentent Ă©galement dâexpliquer comment des entreprises se hissent au sommet. Les spĂ©cialistes dissĂšquent la performance orÂganÂiÂsaÂtionÂnelle et Ă©tudient de nouvelles techniques. Ils tentent de dĂ©couvrir quels aspects mineurs des amĂ©liorations au niveau orÂganÂiÂsaÂtionÂnel peuvent accroĂźtre la performance, tout en restant dans les limites strictes du cadre expĂ©rimental. Le rĂ©sultat malheureux en est la popÂuÂlarÂiÂsaÂtion dâhistoires de rĂ©ussites dâentreprises auxquelles on prĂȘte une dimension sciÂenÂtifique. Cette approche sâavĂšre gĂ©nĂ©ralement extrĂȘmement populaire, ce qui permet Ă Tom Peters et Ă Jim Collins de facturer reÂspecÂtiveÂment leur prestation de confĂ©rencier 85 000 et 150 000 dollars. Les cadres dâentreprise qui assistent Ă ces confĂ©rences ou se plongent dans ces livres apÂprenÂnent-ils rĂ©ellement les secrets de la performance optimale dans le monde de lâentreprise ? Ă priori, non. Si les entreprises peuvent stimuler la performance de nombreuses maniĂšres, les cadres, eux, disposent de peu de ressources sciÂenÂtifiques fiables. Ils devraient plutĂŽt sâemployer Ă dĂ©ployer une stratĂ©gie et mener des actions efficaces.
« Nous mourons tous dâenvie de savoir comment Ă©chapper au destin apparemment inĂ©luctable du dĂ©clin, puis de la mort. »
Inutile dâentrer dans lâĂ©ternel dĂ©bat entre stratĂ©gie et exĂ©cution. Dans de nombreux cas, une performance mĂ©diocre est le rĂ©sultat dâune stratĂ©gie mĂ©diocre, non dâune exĂ©cution mĂ©diocre. Le plus grand danger est de penser que lâon peut dĂ©cider que son entreprise sera efficace et que lâon sera responsable en cas dâĂ©chec. Une entreprise ne fonctionne pas de cette maniĂšre. Dans la rĂ©alitĂ©, aucune rĂ©ponse ni formule toute faite nâexpliquent comment assurer de bonnes perÂforÂmances. Le succĂšs dâune entreprise est Ă court terme et instable. La plupart des stratĂ©gies prĂ©sentent un risque. Ce qui rend une entreprise efficace peut nuire Ă une autre, et une bonne dĂ©cision ne mĂšne pas toujours au bon rĂ©sultat. Ne soyez pas complaisant : une approche crĂ©ative et rĂ©flĂ©chie fondĂ©e sur de bons principes de gestion est toujours plus efficace que lâinertie. Relevez des dĂ©fis quotidiens. Si vous deviez choisir une voie Ă suivre, essayez celle de la âpersĂ©vĂ©ranceâ.