Une source de sophismes
Une vieille plaisanÂterie raconte que deux amis discutaient Ă lâangle dâune rue animĂ©e dans le quartier de Manhattan. Remarquant le trafic dense, lâun des deux mentionne des staÂtisÂtiques quâil a entendues depuis peu et selon lesquelles, dit-il, une personne est renversĂ©e par une voiture toutes les 20 minutes en ville. « Mon Dieu, » rĂ©pond lâautre, « elle doit vraiment en avoir assez. » Comme beaucoup de plaisanÂterÂies, celle-ci contient une vĂ©ritĂ© subtile. Cette vĂ©ritĂ©, souvent nĂ©gligĂ©e dans les actualitĂ©s relatant des donnĂ©es staÂtisÂtiques, est la suivante : les composants dâun groupe (lâhomme) changent souvent, bien que le groupe (un homme) conserve les mĂȘmes caractĂ©ristiques. Cette conÂstrucÂtion de lâesprit, que lâon pourrait nommer le sophisme de la composition, nâest que lâun des nombreux modĂšles de raisonÂnement qui peuvent mener mĂȘme les gens les plus inÂtelÂliÂgents Ă lâerreur, Ă moins quâils ne fassent preuve de prudence.
« On croit Ă certaines choses parce quâelles sont manÂiÂfesteÂment vraies. Cependant, on croit Ă beaucoup dâautres choses parce quâelles sont cohĂ©rentes avec une vision du monde largement partagĂ©e â et cette vision est acceptĂ©e comme substitut aux donnĂ©es. »
Un sophisme apparentĂ© est le sophisme de lâuniformitĂ© qui suppose que les membres dâune catĂ©gorie statistique partagent de nombreuses caractĂ©ristiques, voire toutes. Pourtant, transposĂ©e dans le domaine politique, la diffĂ©renciation nĂ©cessaire entre les membres dâun mĂȘme groupe peut sâavĂ©rer cruciale.
« Les sophismes ne sont pas simplement des idĂ©es folles. Ils sont en gĂ©nĂ©ral Ă la fois plausibles et logiques â mais incomplets. »
Alors quâun grand nombre de sophismes Ă©conomiques existent, certains sont plus frĂ©quents tels que le sophisme de la somme nulle, le sophisme de la composition, le sophisme des piĂšces du jeu dâĂ©chec et le sophisme ouvert.
Le sophisme de la somme nulle est le suivant : lâhypothĂšse est que lâenÂrichisseÂment dâune personne se fait au dĂ©triment dâune autre personne. Parfois câest le cas, mais le sophisme rĂ©side dans le fait de penser que la plupart des transÂacÂtions Ă©conomiques gĂ©nĂšrent des situations gagnant/perdant. Par exemple, si les nations dĂ©veloppĂ©es sont riches, la thĂ©orie tend Ă impliquer que cette richesse sâest faite au dĂ©triment de nations moins dĂ©veloppĂ©es, et que ces derniĂšres doivent donc avoir Ă©tĂ© exploitĂ©es. La preuve Ă©vidente qui remet en question le sophisme de la somme nulle Ă©conomique est que les transÂacÂtions Ă©conomiques se perpĂ©tuent. Les deux parties dâun Ă©change Ă©conomique nâobtiennent pas toujours le deal parfait, mais elles parviennent toutefois Ă tirer profit de leur accord, et sont donc toutes deux bĂ©nĂ©ficiaires.
« Beaucoup de choses souhaitĂ©es sont prĂ©conisĂ©es sans tenir compte dâune donnĂ©e Ă©conomique fonÂdaÂmenÂtale, en lâoccurrence que les ressources sont limitĂ©es et ont des usages alternatifs. »
Le sophisme de la composition confond les attributs dâune partie avec les attributs de lâentitĂ© entiĂšre. Supposons que vous vous trouviez dans un stade Ă observer un match de base-ball. Puisque vous ne pouvez vous dĂ©placer pour avoir une meilleure vue, vous vous mettez debout. Vous voyez mieux, mais aussitĂŽt les autres spectateurs autour de vous font la mĂȘme chose. BientĂŽt tous les spectateurs de votre tribune seront debout, puis la foule entiĂšre. Le rĂ©sultat : personne ne peut mieux voir maintenant que quand tout le monde Ă©tait assis. Le fait de vous mettre debout Ă©tait un sophisme de somme nulle : vous pouviez mieux voir le match, mais au dĂ©triment dâautres spectateurs. Ce qui Ă©tait vrai pour vous en tant que partie dâun ensemble (« en me levant, je verrai mieux le match ») nâĂ©tait donc pas vrai pour lâensemble.
« Peut-ĂȘtre que le plus grand sophisme... est lâhypothĂšse implicite quâil y a quelque chose dâinÂtelÂlectuelleÂment dĂ©concertant ou de moralement rĂ©prĂ©hensible dans le fait que des pays diffĂ©rents ont des revenus par habitant diffĂ©rents. »
Adam Smith fut le premier Ă dĂ©tecter le sophisme des piĂšces dâun jeu dâĂ©chec. Smith dĂ©nonçait ceux qui pensaient « pouvoir disposer les membres dâune grande sociĂ©tĂ© avec autant de facilitĂ© que la main peut arranger les diffĂ©rentes piĂšces dâun Ă©chiquier. » Pourtant, plus de deux siĂšcles aprĂšs lâaverÂtisseÂment de Smith, les dĂ©cideurs politiques essayent toujours dâappliquer diverses formes dâingĂ©nierie sociale. En gĂ©nĂ©ral, de telles machiÂnaÂtions ont peu de chances dâaboutir, parce quâĂ la diffĂ©rence des tours et des chevaliers du jeu dâĂ©chec, les gens ont des volontĂ©s et des dĂ©sirs qui entrent en conflit avec les thĂ©ories des ingĂ©nieurs sociaux.
« On ne peut rĂ©pondre Ă des questions traitant de lâexistence, de lâampleur et des consĂ©quences de la disÂcrimÂiÂnaÂtion raciale, avec des donnĂ©es staÂtisÂtiques brutes. »
Le sophisme ouvert prĂ©sente un certain nombre de variations dont le thĂšme commun est simple : une incapacitĂ© Ă penser clairement et concrĂštement aux consĂ©quences dâune politique donnĂ©e. Parfois, les prĂ©visions de rĂ©sultat sont trop optimistes. Par exemple, la plupart des personnes soutiennent les dĂ©penses en matiĂšre de santĂ© publique en se disant quâun dollar dĂ©pensĂ© pour la santĂ© est un dollar bien dĂ©pensĂ©, nâest-ce pas ? Pas nĂ©cesÂsaireÂment. Est-ce quâune sociĂ©tĂ© devrait dĂ©penser la moitiĂ© de son PIB pour soigner lâĂ©rythĂšme fessier des nourrissons ? Les gens ont tendance Ă oublier que les ressources fiscales sont limitĂ©es et que tous les choix, y compris les choix politiques, exigent des compromis. Dâun autre cĂŽtĂ©, la pensĂ©e ouverte peut parfois sâavĂ©rer trop pessimiste. Par exemple, ce nâest pas parce quâun promoteur immobilier a rasĂ© un espace vert dans un quartier que tous les espaces verts de la ville vont disparaĂźtre. Il se peut que cela soit un incident isolĂ©.
« Certains pourraient mĂȘme dire que la race elle-mĂȘme est un sophisme, dans un monde oĂč les mĂ©langes inÂterÂraÂciÂaux ne cessent de prendre de lâimportance... alors mĂȘme que la rhĂ©torique de lâidentitĂ© raciale distincte se fait plus vĂ©hĂ©mente. »
Si vous arrivez Ă identifier ces sophismes, vous serez en bonne voie pour porter une rĂ©flexion claire sur certaines des questions politiques actuelles les plus dĂ©licates. De plus, vous pourrez vous prĂ©server des raisonÂnements peu rigoureux qui pourraient passer pour de la sagesse.
UrÂbanÂiÂsaÂtion
Ă Ă©couter certaines personnes, vous pourriez penser que les villes sont similaires Ă lâun des cercles de lâenfer de Dante. Les critiques dâarÂchiÂtecÂture se plaignent de lâĂ©talement urbain et de tout ce que la banlieue, telle quâelle est aujourdâhui, exprime de laideur. Les critiques sociaux se plaignent dâun manque de logements abordables en ville, et pointent du doigt le tissu urbain trĂšs dense comme la cause principale de la criminalitĂ©. Les leaders des communautĂ©s urbaines dĂ©noncent la fuite des traÂvailleurs Ă mobilitĂ© asÂcenÂsionÂnelle de la ville vers la banlieue, etc.
« Les variations de revenu brut entre groupes peuvent facilement mener Ă des conclusions erronĂ©es, dĂšs lors que les diffĂ©rences dĂ©moÂgraphiques, Ă©ducatives et autres ne sont pas prises en compte. »
Il est vrai que les villes et leurs banlieues ont leurs problĂšmes. Pourtant, si lâon regarde de plus prĂšs lâĂ©conomie et lâhistoire du dĂ©veloppement urbain, ces problĂšmes sont en fait moins effrayants quâils nây paraissent. Les villes ont efÂfecÂtiveÂment tendance Ă ĂȘtre denses, mais câest lĂ le propre des villes : des lieux oĂč les gens se rencontrent pour traiter affaires et pour crĂ©er une culture commune. La densitĂ© ne signifie pas que les choses vont mal.
Disparités entre hommes et femmes
Une idĂ©e reçue est que les femmes, par rapport aux hommes, ont plus de difficultĂ© Ă sâimposer dans lâentreprise et quâelles sont injustement moins payĂ©es que leurs homologues masculins pour le mĂȘme travail. Pire encore, elles sont victimes dâune disÂcrimÂiÂnaÂtion pernicieuse Ă lâembauche. Peu de personnes bien informĂ©es nient que les femmes gagnent moins que les hommes, car câest bien le cas. La question est de savoir pourquoi. Cet Ă©tat de fait pourrait sâexpliquer par la disÂcrimÂiÂnaÂtion ambiante et la disÂcrimÂiÂnaÂtion sexuelle. Mais dâautres exÂpliÂcaÂtions sont plus plausibles. Prenez lâexemple suivant : selon une Ă©tude publiĂ©e dans le New England Journal of Medicine, les mĂ©decins de sexe masculin gagnent 41 % de plus par an que leurs confrĂšres fĂ©minins. Cependant, les jeunes mĂ©decins citĂ©s dans lâĂ©tude ont travaillĂ© environ 500 heures par an de plus que leurs homologues fĂ©minins. Une recherche entreprise par une Ă©conomiste a jetĂ© dâavantage de lumiĂšre sur la question : environ 37 % de femmes quittent le marchĂ© du travail pendant quelques temps au cours de leur carriĂšre, et Ă peu prĂšs la mĂȘme proportion travaille Ă temps partiel sur une certaine pĂ©riode. Ces chiffres dĂ©montrent ainsi que les choix personnels, et non la disÂcrimÂiÂnaÂtion, sont reÂsponÂsÂables dâune majeure partie de lâĂ©cart de revenu.
EnÂseigneÂment
Pour beaucoup, les verts pĂąturages du monde acadĂ©mique semblent idylliques comparĂ©s au monde des affaires. Comme il semble merveilleux dâappartenir Ă une institution qui nâest pas soumise aux contraintes Ă©conomiques. AprĂšs tout, les universitĂ©s sont des organismes Ă but non lucratif, motivĂ©es par un idĂ©al plus noble que lâargent.
« Ă travers lâHistoire, le monde a abondĂ© de diffĂ©rences que lâon dĂ©signe aujourdâhui sous le nom de âdisparitĂ©sâ ou âinĂ©galitĂ©sâ, et cela mĂȘme dans des situations oĂč elles ne peuvent pas ĂȘtre expliquĂ©es par la disÂcrimÂiÂnaÂtion. »
MalÂheureuseÂment, les faits sont lĂ pour contredire cette vision romantique. LâintĂ©rĂȘt supĂ©rieur des Ă©tudiants nâest pas toujours au cĆur des prĂ©occupations des enseignants. Pourquoi devrait-il lâĂȘtre ? AprĂšs tout, une fois titularisĂ©, un professeur ne peut plus ĂȘtre renvoyĂ©. En outre, les membres de la facultĂ© contrĂŽlent la plupart des universitĂ©s Ă but non lucratif. Les professeurs abusent parfois de ce pouvoir, comme lorsque leur choix de manuels acadĂ©miques se base sur les ristournes quâils obtiennent des Ă©diteurs. Les professeurs dâuniversitĂ© ne sont en gĂ©nĂ©ral pas promus sur la base de leurs compĂ©tences pĂ©dagogiques, mais plutĂŽt sur leur prestige et les inÂvestisseÂments en recherche gĂ©nĂ©rĂ©s grĂące Ă eux. Aucune entreprise Ă but lucratif ne pourrait survivre si elle Ă©tait dirigĂ©e comme une universitĂ©, car les acÂtionÂnaires se rĂ©volteraient.
Revenu
Ouvrez un journal ou allumez la tĂ©lĂ©vision et vous allez probÂaÂbleÂment entendre beaucoup de staÂtisÂtiques concernant les revenus des AmĂ©ricains, comme par exemple que les riches sâenÂrichissent tandis que les revenus intermĂ©diaires stagnent, et que la classe moyenne sâamenuise. En bref, les riches deviennent plus riches alors que les pauvres deviennent plus pauvres.
« La plupart des diffĂ©rences Ă©conomiques entre hommes et femmes sont dues Ă des facteurs autres que la disÂcrimÂiÂnaÂtion proÂfesÂsionÂnelle, ce qui ne signifie pas pour autant que la disÂcrimÂiÂnaÂtion nâexiste pas. »
En principe, les chiffres soutenant ces afÂfirÂmaÂtions reposent sur des faits. Ils peuvent toutefois ĂȘtre interprĂ©tĂ©s de maniĂšre extrĂȘmement variĂ©e, et dĂ©boucher sur des sophismes courants. MalÂheureuseÂment, les idĂ©ologues de mouvance droite ou gauche sont aptes Ă donner des exÂpliÂcaÂtions qui nâont pour seul mĂ©rite que de conforter leurs arguments respectifs. Les mĂ©dias participent Ă©galement Ă la perpĂ©tuation de ces contre-vĂ©ritĂ©s. Par exemple, les journaux se plaisent Ă mentionner que les revenus des mĂ©nages nâont pas augmentĂ© durant les derniĂšres dĂ©cennies. Cette affirmation ne mentionne pas le fait que la composition des mĂ©nages varie en nombre. Sans connaĂźtre lâĂ©volution du nombre moyen de personnes par mĂ©nage, tirer des conclusions fiables ne peut que sâavĂ©rer hasardeux.
Race
Il est peu de sujets plus controversĂ©s que les questions raciales, et peu de prĂ©occupations plus sujettes Ă confusion. Beaucoup pensent que le racisme est Ă lâorigine de lâesclavage et quâil est la cause principale des diffĂ©rentiels de revenus entre Noirs et Blancs aux Ătats-Unis. Le sens commun veut que disÂcrimÂiÂnaÂtion et racisme aillent toujours de pair.
« Le plus grand danger consiste peut-ĂȘtre Ă ne pas soumettre les croyances modernes Ă la preuve des faits, mais dâaccepter ou de rejeter au lieu de cela des croyances selon quâelles sâadaptent ou non Ă une vision préétablie du monde. »
Il faut Ă©tudier les chiffres avec prĂ©caution pour saisir la logique des choses. De fait, utiliser uniquement la notion de race comme clasÂsifiÂcaÂteur peut dissimuler dâautres diffĂ©rences importantes, tel que lâĂąge, au sein du groupe. Les groupes raciaux ont Ă©galement des histoires diffĂ©rentes. Cet Ă©tat de fait peut avoir un impact Ă©norme sur le revenu et la rĂ©ussite, puisque les traÂvailleurs nĂ©s dans le pays sont de loin plus familiers avec la sociĂ©tĂ© dans laquelle ils travaillent que les immigrants. Lorsque vous ĂȘtes confrontĂ© Ă des donnĂ©es dites raciales, analysez de prĂšs les chiffres plutĂŽt que de vous focaliser sur des questions de nature Ă©motionnelle.
Pays en voie de développement
Pourquoi certains pays sont-ils si riches et dâautres si pauvres ? Beaucoup pensent que cette situation est imputable Ă lâexÂploitaÂtion ou Ă dĂ©faut, quâelle est due Ă un manque dâaide extĂ©rieure. Si les pays riches donnaient plus, alors les nations dĂ©munies auraient la possibilitĂ© de prospĂ©rer. Nâest-ce pas ?
« Certains sophismes populaires... sont vieux de plusieurs siĂšcles et ont Ă©tĂ© rĂ©futĂ©s depuis bien longtemps, mĂȘme sâils ont Ă©tĂ© remis au goĂ»t du jour grĂące Ă une rhĂ©torique plus appropriĂ©e aux cirÂconÂstances actuelles. »
Cette interprĂ©tation fallacieuse peut paraĂźtre sĂ©duisante, mais la rĂ©alitĂ© est toute autre. Tout dâabord, on parle des nations riches et pauvres en termes de premier monde et de tiers monde. Les pays peuvent ĂȘtre disposĂ©s tout au long dâun continuum de richesses, mais il est peu logique de penser quâils devraient disposer des mĂȘmes richesses. Chaque pays possĂšde en effet une gĂ©ographie propre : certains ont des riviĂšres qui relient les centres dâactivitĂ© Ă©conomique, tandis que dâautres sont des Ăźles isolĂ©es. Certains ont des climats propices Ă lâagriculture, alors que dâautres nâont que des terres arides. De mĂȘme, les pays ont des traditions et des cultures diffĂ©rentes. Certains pratiquent depuis toujours lâordre et la loi, alors que dâautres semblent enclins Ă lâanarchie. Ces donnĂ©es mises bout Ă bout expliquent en grande partie ces diffĂ©rences, sans pour autant les Ă©liminer.